Débat accord UBS: salutaire pour la banque, funeste pour la suisse
Au terme de cette nouvelle crise UBS, la banque sera peut-être sauvée, mais la Suisse se retrouve à la merci de l’arbitraire américain. L’avis de Christian Levrat, Xavier Oberson et Didier de Montmollin.
MYRET ZAKI
Alors que nous mettons sous presse, l’accord Suisse-Etats-Unis concernant l’UBSest sur le point de franchir l’ultime barrière du Conseil national, le mardi 15 juin. Il semble très probable que, cette fois, le oui l’emportera à la chambre basse du Parlement, grâce au revirement de dernière minute de l’UDC.
un troisième sauvetage
Après le rejet du Conseil national le 8 juin, la partie était extrêmement serrée pour l’UBS, qui n’était qu’à un pas d’une réouverture de la procédure pénale aux Etats-Unis, avec un retrait de licence américaine à la clé. Durant le mois écoulé, le cours de l’action se débattait péniblement entre 14 et 16 francs, signe que les actionnaires, tout comme les clients et les potentiels employés, guettaient nerveusement le sort de la banque, suspendu à cet ultime vote du 15 juin.
C’est donc un troisième sauvetage que la banque attendait du Parlement, après ceux du 16 octobre 2008 (reprise des actifs toxiques par la BNS) et du 19 août 2009 (signature de l’accord contesté par le Conseil fédéral). L’enjeu du vote du 15 juin était tout aussi important pour la Suisse: les Etats-Unis sont le deuxième partenaire commercial du pays après l’Allemagne, et 25% à 50% du chiffre d’affaires des multinationales helvétiques sont générés sur ce marché.
Washington n’a d’ailleurs pas hésité à hausser le ton: à entendre les propos belliqueux du sénateur Carl Levin, le démocrate à l’origine du projet de loi contre l’évasion fiscale, un refus définitif de l’accord par la Suisse équivaudrait à une quasi-déclaration de guerre contre les Etats-Unis. Quant au fisc américain (IRS), il a menacé de «poursuivre toutes les voies juridiques à sa disposition dans le cas où les Suisses manqueraient à leur obligation de fournir les informations requises». Pour rappel, l’accord prévoit la transmission aux Etats-Unis, par voie d’entraide administrative, de 4450 noms de clients accusés d’évasion fiscale d’ici au 31 août. Quelque 500 noms ont déjà été transmis, et 2900 ont été examinés par l’administration fiscale fédérale.
En cédant à ces pressions, la Suisse s’apprête à hériter d’un document porteur de brèches majeures pour la sécurité juridique suisse, et potentiellement dommageables à son secteur bancaire à l’avenir. En faisant avaliser par les deux chambres du Parlement suisse cet accord, qui viole le droit suisse, Berne légitimera durablement ces failles. Critique de l’accord en quatre points, avec trois observateurs privilégiés.
1. une transposition de lanotionaméricaine de fraude fiscale
«Cet accord, il fallait le signer, mais il comporte d’importants défauts: il engage la Suisse à livrer des informations en cas de «soustraction de montants importants», ce qui ne correspond pas à la notion de fraude fiscale convenue avec les Etats-Unis dans le traité 1996. » C’est la principale critique deXavier Oberson. L’avocat et professeur de droit fiscal à l’Université de Genève a fait partie de la task force qui a conseillé le gouvernement suisse dans les négociations avec Washington. Début 2010, l’arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF) est venu lui donner raison.
l’arrêt décisif du 21 janvier
Le problème est devenu clair le 21 janvier, quand le TAF a jugé le cas d’une cliente américaine d’UBS ayant fait recours contre la livraison de son identité au fisc américain (IRS). Le TAF a jugé que l’accord UBS, qui n’est à l’origine qu’un accord amiable, ne permet pas de modifier les définitions contenues dans la Convention de double imposition (CDI) Suisse/Etats-Unis de 1996. L’accord UBS est donc une interprétation abusive, en quelque sorte, du traité de 1996 et ouvre la voie à un échange d’informations étendu lié à une définition unilatéralement modifiée par les Etats-Unis. Ce problème demeure entier aujourd’hui. «Si on avait érigé cet accord en traité international spécial qui déroge à la CDI de 1996, on aurait pu faire ce qu’on voulait, poursuit Xavier Oberson. Mais l’erreur a été que l’accord d’août 2009 s’inscrivait dans une procédure amiable et devait respecter la CDI de 1996. »
2. Unebrècheouverte surtoutes les banques suisses
A présent qu’il est en passe d’acquérir force de loi en Suisse, l’accord soulève des risques majeurs pour toutes les banques helvétiques, des risques qui n’existaient pas lorsqu’il était seulement un accord à l’amiable entre l’UBS et le fisc américain: «L’accord n’exclut pas que les Etats-Unis se retournent contre d’autres banques dans des cas similaires, constate Xavier Oberson. Des banques qui ont favorisé la soustraction de montants élevés pourront être accusées d’avoir favorisé la fraude fiscale. »
Bref, les établissements qui ont eu le même type de comportement verront les mêmes exigences de la part des Etats-Unis. «On a évité d’en parler, réduisant l’affaire à 4500 comptes pour en minimiser la portée réelle, confirme Didier de Montmollin, mais il existe effectivement une déclaration formelle liée à l’accord, et qui laisse entendre que les parties pourraient l’appliquer à d’autres situations similaires. » L’avocat associé de l’étude Secretan Troyanov, expert en droit bancaire et en droit de l’entraide, est l’un des plus fermes critiques de l’accord sur ce point. La déclaration incriminée se lit ainsi: «La Confédération suisse déclare qu’elle se tiendra à la disposition de l’IRS pour examiner et traiter des demandes d’entraide administrative complémentaires en vertu de l’art. 26 de la CDI si ces demandes se fondent sur un ensemble de circonstances et de faits équivalents à ceux de l’affaire UBS SA. » Promesse passée presque inaperçue en août dernier.
Un «accord amiable» qui cache une cdi jamais soumise au peuple
«Je trouve cette phrase extrêmement inquiétante pour les droits du Parlement et les droits populaires, commenteDidier de Montmollin. On se réfère manifestement à l’article 26 de la CDI de 1996, mais sérieusement étendu dans son interprétation par l’accord du 19 août 2009. Cela permet d’élargir sa portée à d’autres cas similaires mais avec d’autres banques. » L’avocat genevois s’interroge en conséquence: «Les Etats-Unis auront-ils vraiment intérêt à signer une nouvelle CDI? Car avec celle-ci, qui étend outrageusement la portée de l’article 26 et qui pourrait s’appliquer aussi à d’autres banques que l’UBS, ils ont déjà tout ce qu’ils veulent. »
Didier de Montmollin estime qu’un tel procédé «court-circuite la démocratie suisse», car en théorie, une nouvelle CDI serait soumise au peuple. «Mais avec cette déclaration incluse dans l’accord du 19 août dernier, la Suisse donne plus que ce qu’elle donnerait dans la nouvelle convention révisée. Cela est inverse à un processus démocratique normal. »
Xavier Oberson en convient: «Le fait d’avoir ratifié l’accord ne protégera pas les autres banques d’éventuelles enquêtes pénales américaines. Et ce ne seront même pas des représailles! Ce sera l’accord lui-même qui le permettra, puisqu’il inclut une notion assimilant la fraude à la soustraction de montants importants. »
Juridiquement, le professeur de droit fiscal n’exclut pas que d’autres grandes banques soient visées par la justice américaine. «On parle de 15 000 déclarations spontanées. Or ces clients ont livré toute une série d’infos sur leur banque, leur gérant, les personnes qui ont mis en place des structures; par ce biais, le système américain a obtenu une montagne d’informations. »
Le 7 juin,Christian Levrats’apprêtait toujours à voter contre l’accord. Mais cette fois, le président du Parti socialiste n’avait pas seulement à l’esprit le rejet, par les deux chambres, de ses propositions sur le problème «too big to fail». Il réfléchissait aussi aux défauts intrinsèques qu’il voyait de plus en plus clairement dans cet accord: «Je suis relativement critique des conséquences qu’il pourrait avoir sur d’autres banques en Suisse, confie le Fribourgeois devenu incontournable dans les débats entourant l’affaire UBS. «L’accord indique que la Suisse s’engage à traiter des cas similaires de manière équivalente. Or cette clause ne jouait aucun rôle quand le Conseil fédéral s’y est engagé en août dernier, dans la mesure où l’ancienne convention s’appliquait à tous les autres cas. Mais dès le moment où le texte est ratifié par le Parlement, cela devient un accord de plein droit, et non plus un cas particulier. » Ce problème saute aujourd’hui aux yeux de la majorité des représentants du peuple et des cantons, qui se retrouvent dans la position difficile de devoir légitimer à jamais un dangereux cas particulier pour éviter le risque le plus immédiat.
3. une caution pour les banques «too big to fail»
C’est la critique essentielle de Christian Levrat, celle qui explique son rejet de principe de l’accord, et que l’on peut résumer ainsi: sauver la grande banque sans aucune garantie qu’il ne faudra pas la sauver encore à l’avenir, en raison des risques qu’elle pose à l’économie suisse, c’est exclu. «J’aurais voté oui s’il s’agissait d’éviter à UBS des suites pénales tout en reconnaissant combien il est indispensable d’apporter une réponse définitive au problème de la taille de ces banques trop grandes pour faire faillite. Ma politique vise à réduire la dépendance de la Suisse vis-à-vis d’UBS. » Une motion socialiste concernant cette question a été acceptée au Conseil national, dit-il. Par ailleurs, une commission d’experts nommée par le gouvernement, chargée d’examiner la limitation des risques et incluant des représentants des grandes banques, a publié un rapport intermédiaire. Fait positif, le rapport approuve à l’unanimité des mesures de réglementation spécifique pour les deux grandes banques, et propose une exigence de fonds propres progressive selon la taille, à savoir un coussin de capital en plus des exigences de Bâle III, soit les ratios de base édictés par la Banque des règlements internationaux (BRI).
«lobbying intense»
Mais Christian Levrat suit les événements de près et se dit sans illusions: «J’observe que ces mêmes experts qui ont approuvé ces mesures visent à présent, par un lobbying intense, à faire marche arrière sur ce plan. Les grandes banques veulent appliquer le minimum, à savoir Bâle III et rien de plus. » Le Fribourgeois se souvient qu’une motion identique à la sienne, adoptée en 1999 déjà à l’initiative du socialiste Rudolf Strahm, n’avait jamais été appliquée. Or en l’absence d’une législation spécifique pour les grandes banques, qui requiert plus de fonds propres que Bâle III, «la FINMA n’aura pas de base légale pour exiger davantage que les ratios BRI. «C’est pour cela, insiste-t-il, que nous souhaitons que la Banque nationale suisse soit dotée de prérogatives renforcées. » Pour l’heure, Christian Levrat estime que la FINMA, l’autorité de surveillance des banques, «n’aura pas les moyens de ses ambitions. Le poids des banques sera tel qu’elle ne parviendra pas à les réglementer. »
4. un effet rétroactif nuisible à l’idée même d’état de droit
L’accord UBS s’applique de façon rétroactive. «C’est 2001-2008 qui est visé, déplore Didier de Montmollin. On revient sur l’interprétation du caractère pénal de pratiques alors tolérées. On refait l’histoire. » Cette réinterprétation a posteriori a pour fâcheux effet de nuire à la stabilité juridique dont s’est longtemps prévalue la Suisse. «On modifie les règles du jeu applicables non pas pour l’avenir – ce qui est normal – mais pour le passé, et ce faisant, on donne dans la rétroactivité, pleine et entière», dénonce l’associé de Secretan Troyanov. «J’estime inadmissible de changer des règles pour les appliquer à des états de fait antérieurs, à des personnes qui ont fait confiance à la place financière suisse pendant des décennies, voire des générations. Tout à coup, parce qu’on estime qu’il y a des intérêts économiques supérieurs à ne pas se confronter à la puissance américaine, on se livre à quelque chose qui n’est pas admissible dans un Etat de droit. »
Ainsi, les Etats-Unis ont-ils changé leur interprétation de la notion de fraude a posteriori. Jusqu’ici, le concept de «tax fraud and the like» ne pouvait jamais porter uniquement sur une soustraction de montants importants. «C’est là une nouvelle définition, qui ôte toute distinction entre la fraude et l’évasion fiscale», souligne l’avocat. L’accord suppose donc que l’omission de déclarer est assimilable à de la fraude, ce qui n’avait jamais été accepté en droit suisse. Auparavant, seule une construction mensongère répondait à la notion de fraude en Suisse. «Les principes, on peut décider de les changer, mais alors pas par surprise, ni de façon rétroactive, résume Didier de Montmollin. Le problème majeur, c’est la dimension arbitraire de cet accord, avec une ratification motivée uniquement par des pressions extérieures. Cette fois, on cède sur la fiscalité. Mais qui nous dit qu’après, ce ne sera pas sur autre chose? C’est le respect du droit qui est en jeu. »
VU DE ZURICH
«Le plus curieux, c’est le rejet des investigations par le parquet»
Responsabilité
Comment se fait-il que les anciens responsables de cette débâcle à répétition n’aient jamais été inquiétés? Le journaliste alémanique Lukas Hässig, auteur deDer UBS Crash, a enquêté sur la question et publié un deuxième livre sur l’affaire UBS:Paradies Perdu, aux éditions Hoffmann und Campe. «Quand le procureur zurichois a refusé, mi-décembre, d’ouvrir des investigations contre les anciens dirigeants d’UBS, il a fait erreur, dit-il. Car il existe des preuves que la direction savait ce qui se passait. »
Lukas Hässig évoque la réunion de 2006 lors de laquelle les risques liés à cette activité ont été reconnus par la direction. Peter Kurer, alors chef juriste de la banque, a discuté avec les responsables du marché offshore américain: qu’arriverait-il, a-t-il demandé, si vous cessiez de voyager et de démarcher des clients américains? Les managers ont répondu: «Ce serait la fin de notre activité». La direction décide alors de poursuivre l’activité, selon Lukas Hässig, se contentant de mieux instruire l’équipe au sujet des risques et en faisant signer aux gestionnaires des «country papers» de 7 pages, au lieu de 3, pour mieux contrôler les risques. «Mais à aucun moment la banque n’a décidé de cesser cette activité à haut risque, observe Lukas Hässig. Et lorsqu’en été 2006, la direction américaine et Martin Liechti proposent à Marcel Rohner et à Raoul Weil de vendre cette activité ou de la fermer, ils s’y opposent, car cela ferait perdre des profits à la banque». En outre, dans l’exposé des faits établi par la justice américaine et signé par UBS, la banque reconnaît que Martin Liechti a fait une déposition de 27 pages pour les autorités américaines. «Grâce à ce document, la justice américaine a inculpé Raoul Weil en novembre 2008, note le journaliste. Ce document est donc crucial. Le procureur de Zurich aurait dû se le procurer via l’entraide judiciaire. Mais quand je lui ai posé la question, il m’a curieusement répondu «nous avons assez de documents». Lukas Hässig s’étonne que la justice zurichoise «ouvre des enquêtes au sujet de petites affaires d’escroquerie sans implications pour tout le pays», alors que dans le cas d’UBS, malgré toutes les indications disponibles, «le parquet de Zurich n’a même pas vu de soupçon initial pour ouvrir le dossier!»
VU DEWASHINGTON
«Il était plus facile de s’en prendre à une cible étrangère»
Coulisses
Que pense-t-on de l’affaire UBS dans les cercles privilégiés américains? La banque suisse fait-elle office de bouc émissaire? «UBS n’est qu’un pion sur un plus grand échiquier, où le jeu consiste à récupérer un maximum de capitaux», résume Philippa Malmgren. Consultant internationale auprès des plus grands fonds d’investissement du monde, dont un certain nombre de fonds souverains, l’Américaine a été l’assistante spéciale du président George W. Bush, à l’époque de son mandat, en matière de politique économique et de marchés financiers. Aujourd’hui, elle dirige sa propre société d’investissement, Principalis Asset management. «Il était plus facile pour les autorités américaines de s’en prendre à une cible étrangère», reconnaît-elle. La réaction américaine à un éventuel refus ou retard dans l’application de l’accord UBS ne doit pas être sous-estimée, avertit-elle. «Les Etats-Unis sont capables de retirer la licence bancaire d’UBS sur leur territoire, mais aussi les licences bancaires de toutes les banques suisses ayant une base aux Etats-Unis. Ils veulent clairement sanctionner ce comportement», d’autant que le «climat politique s’y prête car il a rarement été aussi populaire de s’en prendre à des banquiers».
Mais Philippa Malmgren en est persuadée: d’autres banques seront poursuivies. A Londres, l’autorité des marchés (FSA) vient d’infliger à JP Morgan une amende record de 30 millions de livres, rappelle-t-elle, parce que la banque a mélangé son bilan avec les dépôts de ses clients. «Or c’est ce qu’ont fait toutes les banques d’affaires. Mais ils ont décidé d’attaquer JP Morgan. Est-ce que c’est juste? JP Morgan était la première, mais pas la dernière. UBS était la première, mais ne sera pas la dernière non plus». Ce n’est pas un hasard, dit la conseillère, si Goldman Sachs est à présent dans le collimateur. A l’automne, annonce-t-elle, «des sanctions vont tomber». «Le procureur de New York Andrew Cuomo, candidat au poste de gouverneur, voudra s’afficher avec des banquiers menottés. Blankfein, le CEO de Goldman, est le candidat idéal, car cela fait vraiment bel effet sur la photo. » Plus encore qu’un responsable UBS. «Mais l’un ou l’autre fera l’affaire…»